Des marionnettes pour se dire

(article paru dans Marionnettes et Thérapie 2012/1
sous le titre « Des Marionnettes au coeur de la clinique »)

La tête d’argile

Un conte ancien, de tradition chinoise, nous dit ceci :

Deux moines aux très grands pouvoirs se querellèrent une nuit, dans leur petit ermitage de montagne. Sans doute étaient-ils épuisés par leurs jeûnes et leurs longues veilles, car ils en vinrent à s’insulter gravement. Dans sa fureur, Tikilo s’écria : – Que ta maudite tête éclate en sept morceaux quand le soleil se lèvera ! Nalaï riposta : – Que le soleil reste retenu sous l’horizon tant que je ne lui commanderai pas de se lever.

Les deux hommes se séparèrent, une nuit froide s’abattit sur le pays. Passèrent les heures et les jours, le soleil ne se levait pas. Les rivières, les champs et les maisons se couvrirent de glace. Du palais du roi à la plus modeste des chaumières, tous étaient dans la plus vive inquiétude. Que se passe-t-il ? Pourquoi le soleil ne se lève-t-il plus ? A-t-il été dévoré par un démon ? Avons-nous mécontenté les dieux ?

Un bûcheron qui avait entendu la dispute des deux moines envoya son garçon prévenir le roi. A pied, cela prit du temps à l’enfant. Le roi s’impatienta, tempêta, puis se rendit à cheval auprès des deux sages, les suppliant de permettre à la vie de reprendre son cours normal.

Nalaï, par sa seule parole, tenait le soleil retenu sous l’horizon, à lui à présent de le libérer.

– Hé ! ma tête va éclater en sept morceaux ! protesta Nalaï.

Le roi insista : il fallait… et bien oui, il fallait, en grand moine qu’il était, qu’il accepte de se sacrifier. Nalaï se ferma, l’idée de mourir lui déplaisait beaucoup.

Il se fit un lourd silence, puis on le vit se baisser, saisir de la terre, la pétrir en forme de tête, brandir cette tête au bout de son bras.

Il déclara alors : – Ceci est Nalaï !

D’une voix claire, il commanda au soleil de se lever et le soleil se leva. La tête d’argile qu’il tenait à bout de bras vola soudain en sept morceaux, et lui, intact, souriant, put regarder l’aurore réchauffer le ciel.

Avec ce conte, nous sommes au cœur des processus mobilisés lors de la création de marionnettes dans un cadre de soins. Nous y voyons trois protagonistes : le moine à la parole puissante, la marionnette créée à son image et dotée de son nom, les dieux, sans qui rien de cela n’aurait été possible. Nalaï a sauvé sa vie. Il l’a fait, pourrait-on dire, de façon très simple, en créant un écart entre « l’être Nalaî » et sa représentation, ici sous la forme d’une tête dotée de son nom. La cible Nalaï est ainsi devenue, non pas un être de chair, mais une figure symbolique, apte à se briser sans causer de dommages. Les dieux, bons compagnons, ont accepté de jouer le jeu. Notre moine a pu de cette façon échapper à la malédiction, il a survécu, et le pays en son entier s’est trouvé libéré du froid et de l’obscurité.

La marionnette dans l’espace thérapeutique

Un enfant en difficulté, une personne soumise à trop d’épreuves, un adolescent perdu dans ses tourments, une personne curieuse de mieux se connaître, peuvent, si ce moyen leur convient, trouver là une voie pour se dire. C’est la marionnette, créée, nommée et mise en jeu, qui parle à notre place, c’est elle qui prend les coups, elle qui se risque aux audaces de la vérité.

Proche du corps, puisque nous la tenons en main, elle s’en distingue, elle est autre. Proche du dessin, elle en diffère par le fait qu’elle est une figuration en volume, que nous pouvons manier de nombreuses façons. Cousine de la poupée, elle offre l’intérêt d’être habitée de l’intérieur par la main qui la tient et qui l’anime. Les marionnettes plus complexes, maniées de l’extérieur par des fils, nécessitent toujours une tenue en main. Le marionnettiste Alain Guillemin nous parle de « main pensante » pour dire combien la vie de ces êtres de bois, de tissu, de papier, font corps avec la main du manipulateur.

Un garçon, Sylvain, âgé de 16 ans, que j’accueillais dans un atelier « contes et marionnettes » nous fit, dès sa première séance, un personnage étonnant. C’était une marotte, construite à partir d’une boule de polystyrène fichée sur un bâton. Peinture, collage de gommettes, de boutons, de laines, de tissus, lui permirent de créer la tête, le corps étant simplement figuré par une grande robe. Il avait soigneusement peint et dessiné un visage complet, puis l’avait presque entièrement camouflé par un bandeau noir. On voyait les yeux, un peu de cheveux, tout le reste était dissimulé.
Le jeu proposé consistait à faire parler librement les marionnettes depuis le castelet, sans scénario préparé à l’avance, chaque participant s’y rendant à son tour et disant ce qui lui venait.

Sylvain nomma son personnage : Ami, un ami.

Or Sylvain, grand garçon trisomique, se présentait comme l’ami de tous, gentil, patient, tranquille, souriant, effacé. Il se mit à brandir son « ami » au dessus du castelet. À l’instant même, il prit une voix forte, jamais entendue, qui nous hurla sa colère : – Moi un ami masqué, moi méchant, très méchant, très fort et très méchant !

Le bandeau noir plaqué sur le visage de son personnage était donc une figuration de la douceur habituelle de ce garçon et le voilà qui nous clamait que cette douceur était un masque. Sous le couvert de sa marionnette, abrité par le castelet, Sylvain put ainsi nous révéler combien cette gentillesse avec laquelle il allait dans la vie, était de fait une position travaillée, complexe, empreinte d’une souffrance qu’il n’exprimait jamais.

Il a, à cet instant, déplacé son malheur sur la marionnette qu’il avait façonnée, nommée, sur cette sorte de main vêtue, qui le prolongeait et pourtant lui était extérieure, et grâce à l’espace ainsi créé, la parole qu’il ne s’autorisait pas à dire ni sans doute à penser, a pu jaillir et même déborder.

Ahhh, attention, vous autres !!! Moi fort et méchant !

Nous avons entendu, accueilli sa colère, l’avons invité à la prendre en compte et non pas à l’annuler, comme il fut tenté de le faire après coup. Je ne pense pas que sans sa marionnette, Sylvain aurait osé dévoiler cette part de lui qui rêvait de cesser d’être une bonne pâte, une bonne crème, un garçon gentil qui ne dérange jamais.

Par la suite, de contes en marionnettes et autres jeux d’expression, Sylvain devint un jeune homme plus étonnant, plus inventif. Il prenait grand soin des marottes qu’il créait, les fabriquant dans un état de grande concentration.

Il souffrait de sa trisomie et put un jour créer un médecin, qui guérissait tous ses amis et le guérissait lui-même de ce qu’il appelait « la maladie ». D’autre fois, il mit en scène de façon grandiose des repas au restaurant où ni adultes ni éducateurs d’aucune sorte ne venaient le soutenir.

« Etre fort et méchant » était ainsi devenu être fort, plus grand, plus libre, capable de vivre sans tutelle.

Une fillette, Noémie, d’esprit très agité, créa un personnage qu’elle nomma : la princesse qui rit. La princesse, avec son visage comme noyé de larmes, était d’une tristesse poignante. Cette marotte a permis à Noémie de donner corps et voix à sa souffrance de ne pas avoir une vie normale, et de nous dire que ses rires étaient des larmes.

Le troisième personnage

De Sylvain à Noémie et à Nalaï, pour en rester à nos exemples, la création, la nomination et la mise en jeu de marionnettes a des effets puissamment libérateurs, mais un troisième terme est chaque fois indispensable à ce processus : il faut qu’il se trouve un autre, éducateur, thérapeute… et dans le cas de notre moine, les dieux eux-mêmes, qui soit présent, en écoute, en accueil, en dialogue. La marionnette, dans l’espace du soin psychique, nécessite la présence de ce troisième personnage, qui entend et qui fait retour.

La marionnette s’adresse à quelqu’un. Sylvain est dissimulé par le castelet, il se cache derrière cet « ami-marotte » qu’il a entièrement fabriqué, en même temps qu’il s’en sert pour nous révéler une part secrète de son être. C’est à nous qu’il parle. Il nous adresse ce dissimulé-montré, cet autre qui est en lui, ce rêve enfoui, allons-nous l’accueillir ? L’inquiétude le gagne à sa sortie du castelet. Il redouble de gentillesse et de timidité. Allons-nous le juger, refuser son ami ? N’a-t-il pas commis une transgression en criant son désir d’être fort ?

Noémie est secouée de tremblements, a-t-elle le droit de nous révéler sa détresse ?

Sans notre accueil, toutes ces paroles fortes, si pleinement vivantes et si riches, seraient en danger de se perdre. A l’image de Nalaï qui retenait le soleil sous l’horizon pour éviter à sa tête d’éclater en sept morceaux, la princesse qui rit, l’ami puissant, et bien d’autres, seraient restés piégés dans l’obscurité, et le conte nous le dit bien, une telle obscurité nous tire du côté de notre mort.

Un créateur de marionnette : Sylvain ; une main pensante marionnettique : Ami ; une troisième présence : professionnel formé à l’écoute, et nous voici dans ce qu’on appelle un dispositif thérapeutique. L’écoutant n’interprète pas nécessairement ce qui s’est joué, quand il le fait c’est avec prudence, mais son écoute valide, donne valeur, à ce qui s’est produit.

C’est du jeu, c’est comme au théâtre, comme dans un conte, nous voici avec du faux qui dit du vrai. Le détour par la fiction amène des effets de vérité. La marionnette est peut-être une pauvre chose maladroite, elle sera peut-être jetée au rebut par son créateur à la fin de la séance, peu importe, tout cela a sens et pleine valeur.1

Edith Lombardi, psychologue clinicienne. Besançon 2012


1. Duflot Colette : Des marionnettes pour le dire, collection Marionnette et Thérapie n° 35. marionnettetherapie@free.fr 25, rue Racapé, 44 300 Nantes. Un ouvrage de fond, qui croise expérience clinique et réflexion théorique, sur la question de la marionnette en usage thérapeutique.
– Guillemin Alain : article : La main, un être pensant, bulletin de l’association Marionnette et thérapie, n° 2010/3 et 2010/4. Réflexions d’un marionnettiste sur l’histoire de la marionnette.
– Lombardi Edith. Conte : La tête d’argile, bulletin de Marionnette et Thérapie n° 2008/4. Le conte résumé plus haut est ici donné en entier.
– Lombardi Edith : Contes et éveil psychique, éd. L’Harmattan. Un atelier thérapeutique, liant contes et marionnettes, destiné à des adolescents souffrants psychiquement, a donné naissance à ce livre.