La tête d’argile

(Adapté à partir de : Gisèle Vallerey, Contes et légendes de Chine, p.27. Fernand Nathan Éditeur. Collection des contes et légendes de tous les pays. Paris. 1960).

Il y a longtemps vivaient Tikilo et Nalaï, deux moines, proches ainsi que des frères, très instruits et si puissants qu’ils pouvaient, par leurs seules paroles, arrêter un nuage de sauterelles, écarter la foudre ou faire venir la pluie pour aider les récoltes à pousser.

Ils occupaient un petit ermitage, dans la montagne, consacrant leurs jours et leurs nuits à la méditation. Un jardin planté d’orge suffisait à les nourrir, car ils étaient très sobres. Les animaux sauvages : panthères, grands singes, ours, venaient souvent s’allonger près d’eux, se laissant bercer par leurs voix tranquilles. Toute la vallée, et le royaume même en son entier, baignaient dans une atmosphère de paix.

Or il arriva un jour que tout ce bonheur tourna au désastre. Cela commença par une simple maladresse. Tikilo se releva la nuit de ses prières, fatigué, ankylosé, et voilà que sans y prendre garde, il posa lourdement son pied sur la tête de Nalaï. Nalaï qui sommeillait sursauta, poussa un grand cri de douleur, puis se massant le crâne, se mit à crier :

– Bougre d’âne, qu’est-ce qui te prend d’écraser ma tête, cette noble tête que les dieux aiment tant.

– Pardonne-moi mon ami, je ne t’ai pas vu dans l’obscurité et j’ai trébuché, mais ce n’est pas une raison pour me traiter d’âne. Aurais-tu oublié, dans la lourdeur de ton sommeil, que les dieux m’honorent grandement, et que jamais, jamais ! personne n’a osé m’insulter comme tu viens de le faire.

– Ah, les dieux t’honorent ! Ils ont dû t’oublier cette nuit, alors que tu déambulais comme un veau, me marchant dessus, m’écrasant comme si je n’étais qu’un vieux sac. âne, aie-je dit ? Le mot est trop aimable. Tu n’es qu’un chien, fils de chien, juste bon à flairer des détritus.

Sans doute les deux hommes avaient-ils jeûné trop longtemps, sans doute manquaient-ils de sommeil, car ce qui n’aurait dû être qu’une petite dispute devint une tempête. Les pires injures volèrent dans la nuit, de plus en plus épouvantables, jusqu’à ce que Tikilo en rage jette à Nalaï : – Que ta maudite tête éclate en sept morceaux à l’instant même où le soleil se lèvera !

Il se fit un silence. Chacun savait qu’une telle parole ne pouvait être reprise. A la seconde précise où le soleil rosirait le ciel, la tête de Nalaï éclaterait en sept morceaux.

Ce dernier respira profondément, à son tour il déclara : – J’ordonne que le soleil reste retenu sous l’horizon, tant que je le déciderai !

Un nouveau silence envahit l’ermitage. Chaque homme fit un petit bagage, l’un alla de son côté s’installer dans une grotte humide et basse, à quelques pas de là, l’autre se fit une couchette sous un auvent pierreux, ouvert à tous les courants d’air.

Les heures passèrent. Dans la vallée, les coqs, guettant l’Est, se mirent à s’agiter. Quelques-uns lancèrent un ou deux cocoricos indécis, puis se turent. Dans les maisons, les villageois habitués à se lever tôt se retournèrent sur leurs couches, puis se rendormirent. Enfin, chacun bailla, se dressa, ouvrit sa porte, et bientôt une gigantesque rumeur étonnée, inquiète, parcourut toute la vallée : le soleil ne s’était pas levé, le soleil ne se levait pas ! Ceux qui avaient des horloges se mirent à les secouer en tous sens. Les vieux allèrent voir si les coqs étaient malades. Les femmes pressèrent leurs enfants de rentrer au chaud, car à mesure que le temps s’écoulait, un froid de plus en plus vif se faisait sentir.

Dans son palais le roi réunit en toute urgence un grand concile de savants. Pourquoi le soleil ne s’est-il pas levé ce matin ? demanda-t-il, et va-t-il se lever demain ? Les plus âgés des sages tirèrent sur leurs longues barbes grises, les plus jeunes mordillèrent leurs moustaches.

– Grand roi, déclara enfin le maître du concile, il nous faut étudier la course des étoiles et lire certains parchemins, nous ne pourrons pas répondre avant 28 jours.

Ils se retirèrent dignement, laissant le roi très déçu. Il fit appel à ses astrologues, aux prêtres, aux médecins. Les uns parlèrent des péchés des hommes, que les dieux punissaient de cette façon, les autres du cycle de la vie et de la mort, les autres encore de Jupiter qui frôlait Mars, mais aucun ne put dire quand le soleil allait à nouveau éclairer et réchauffer la terre.

Une nuit succéda à l’obscurité de ce faux jour, sans qu’il y eut rien de changé.

Cinq journées s’écoulèrent ainsi. Un froid grandissant avait gelé les rivière, les fontaines. Les animaux des fermes gémissaient pitoyablement. Apeurés, les villageois restaient terrés dans leurs maisons, se demandant les uns aux autres si la fin du monde était venue. Le roi, affolé, recevait délégations sur délégations, assurant que tout était fait pour que le soleil revienne. C’est alors qu’un jeune garçon se présenta à la porte du palais. Le garde méfiant lui barra le passage : – Notre maître est très occupé, que lui veux-tu ?

– Je sais pourquoi le soleil ne se lève pas, mon père m’a envoyé ici pour que je le dise au roi.

On entoura aussitôt l’enfant. La reine lui fit donner un bon repas chaud, le roi le pressa de questions.

– Mon père est bûcheron, il se rendait dans la montagne, quand, passant près de l’ermitage de Tikilo et Nalaï, il les a entendu se disputer. – Que ta tête éclate en sept morceaux quand le soleil se lèvera ! a crié l’un. – J’ordonne au soleil de ne pas se lever, a répondu l’autre. Voilà pourquoi, maître, nous sommes dans le froid et l’obscurité depuis cinq jours.

Le roi fronça les sourcils : – Et tu viens nous le dire seulement maintenant ?

– Mon père est pauvre, roi, il n’a pas de cheval, je suis venu à pied, j’ai marché aussi rapidement que je le pouvais, mais j’ai des petites jambes.

Vite, le roi organisa un convoi pour se rendre auprès des deux moines. La reine, souriante, offrit de l’or à l’enfant pour le récompenser. – Oh non, ma Dame, je n’ai fait qu’obéir à mon père. Mais si vous voulez le remercier, lui, il a cassé sa hache, une neuve lui rendrait bien service.

Entre temps, Tikilo et Nalaï, qui s’étaient calmés, se sentaient fort honteux de toute cette histoire. Chacun de son côté regrettait l’entente d’avant, ainsi que le confort de leur ermitage. Tikilo en avait plus qu’assez de l’humidité de sa grotte, et Nalaï souffrait des courants d’airs glacés de son auvent de pierre. Le roi et ses conseillers furent bien accueillis. Il fallait que le soleil se lève, il fallait que Nalaï le délivre et lui permette d’éclairer le monde, mais Nalaï ne voulait pas que sa tête éclate.

Que faire ?

Le roi alla de l’un à l’autre, discutant, négociant. Certes, la parole de moines si puissants ne pouvait être reprise, mais ne pouvait-on trouver un accommodement ? Ou bien… Nalaï n’accepterait-il pas de se sacrifier, pour le bien de tous ?

Ce dernier réfléchit. Après un long silence, il dit :

– Je vais créer une tête de boue, une tête d’argile à ma ressemblance, je lui donnerai mon nom, et c’est celle-là qui éclatera au lever du soleil !

De l’argile, il y en avait autant qu’il voulait à ses pieds, vite il s’en saisit, roula, pétrit, modela jusqu’à former une tête qui lui ressemblait.

– Voici Nalaï, déclara-t-il. Puis il ordonna au soleil de sortir de sous l’horizon.

Un grand silence étreignit le pays. Une délicate brume rose apparut à l’Est, un coq timidement chanta, un oiseau lui répondit, et soudain, clac ! la tête d’argile éclata en sept morceaux. Nalaï, souriant, contempla ses mains tachées de boue et les débris tombés à ses pieds.

Un immense cri d’allégresse jaillit de la vallée. Les êtres humains, les bêtes et les arbres même se mirent à célébrer le retour de la lumière et de la chaleur. On vit les chats s’étirer, les chiens, les ânes, les chevaux les brebis firent entendre leurs voix. Personne n’aurait pu empêcher les enfants de danser en tous sens, d’ailleurs leurs mères entamaient un chant de joie tandis que leurs pères sortaient tambours et flûtes ; et le roi tout heureux, dit-on, retourna vers sa reine, qui l’attendait.