Quand les contes vinrent au monde

Il y a longtemps.

Il y a bien longtemps, au temps où les êtres humains ne connaissaient ni contes ni chansons, il arriva qu’un bûcheron épousa une belle et gentille jeune fille. Sitôt la fête achevée, il l’emmena vivre dans sa cabane de bois, au cœur de la forêt et la jeune femme connut là une existence fort rude. Son mari partait tôt le matin et rentrait à la nuit tombante, éreinté et de méchante humeur. Elle recevait alors plus de coups que de caresses. Elle se mit à trembler dès qu’elle entendait le bruit de ses pas sur le chemin. Elle voulut rendre visite à ses parents, à ses amies, restés au village, son mari le lui interdit. Elle comprit bientôt qu’il la surveillait en catimini et il lui sembla que la forêt entière l’épiait, que les bêtes des bois, les arbres et le vent lui-même s’alliaient contre elle. Elle connut de longues journées de silence.

Du temps passa, elle décida de cueillir de l’osier, de le tresser pour en faire des corbeilles ; elle récolta des plantes sauvages, dont elle connaissait les vertus, qu’elle fit sécher, et convainquit son mari de la laisser se rendre au bourg pour y échanger ses produits. Il accepta, à condition de l’accompagner. La hutte s’emplit des bonnes odeurs de l’osier écorcé, de celles des violettes, des églantines, du sureau, des reines des prés, de la menthe.

Le bûcheron marchait tête baissée sans rien voir, nez bouché sans rien sentir. Il avait pris l’habitude d’arriver un bâton à la main, de donner des coups aux poutres d’entrée en guise de bonjour. Il hurlait : chienne de misère ! Il tendait à sa femme ses bras écorchés, ses mains abîmées, elle le soignait, mais si la soupe tardait un peu, si elle était trop cuite, ou pas assez, il jetait la marmite sur le sol, puis levant son bâton, frappait la jeune femme qui tentait de se protéger en se sauvant. Elle dormit plus d’une fois sur un tas de feuilles, à l’abri d’un rocher.

Vint le jour où la jeune femme sentit qu’elle était enceinte, oui son corps, et tout son être étaient un peu différents. Elle attendait un enfant ! La nouvelle la remplit de joie.

L’homme arriva comme à son habitude bâton levé, prêt à l’abattre sur elle. Elle prit peur pour cette vie neuve qu’elle portait et dans un mouvement instinctif, recula : – écoute, j’ai quelque chose à t’apprendre !

Il fronça les sourcils, grogna un peu mais attendit.

Elle ne savait pas ce qu’elle allait dire, ce qui vint surgit de nulle part. Elle ouvrit la bouche : – Il y a bien longtemps était une reine qui espérait un enfant…

Elle lui dit un conte. Ce fut le premier, inattendu, et il était magnifique. La reine connut des malheurs dus à une mauvaise lune, un enchanteur accueillit son jeune garçon, la magie d’une eau guérisseuse les sauva tous.

En ce temps là, les contes n’existaient pas encore, personne n’en avait jamais entendu, jamais colporté, jamais raconté. L’homme surpris grogna encore, puis s’assit ; sans y prendre garde, il laissa choir son bâton. Il écouta ce premier conte, puis un deuxième, qui parlait d’amour. Il poussa un grand soupir, maugréa d’une voix ronchonneuse : – J’ai faim. La femme soulagée se dit : ce soir il ne m’a pas frappée.

Chaque jour ainsi, le bûcheron rentrait à son foyer, bâton dressé et sa femme lui disait : – écoute !

Venaient alors des contes et encore des contes, remplis de flammes qui ne brûlaient pas, d’animaux parlants, d’oiseaux immortels, d’arbres protecteurs, de bottes de sept lieues… contes mêlés de chants et de poèmes qui jaillissaient elle ne savait de quelle source inépuisable.

Le bûcheron se mit à revenir plus tôt, traînant son bâton, le jetant dans un coin d’un geste négligeant. Il s’asseyait, il attendait les contes. Les mois passèrent ainsi sans qu’il n’y eût plus de coups ni de menaces ou d’injures. L’homme parfois tentait bien de redevenir mauvais, mais sa femme aussitôt lui disait : – écoute ! Et la paix revenait dans la maison.

Un soir, l’homme entendit depuis le chemin des petits cris d’enfant, puis une berceuse chantonnée doucement. Il courut comme un fou, écarta la porte à toute volée ; là, dans leur lit, dépeignée, épuisée, mais souriante, se trouvait sa femme. Dans ses bras reposaient deux petits enfants, garçon et fille. Leurs bouches étaient des boutons de roses, leurs cheveux du duvet de cygne, leurs fronts brillaient comme si des étoiles les éclairaient. Il s’assit, tout tremblant, le cœur chaviré. Quelque chose en lui se déchira à tout jamais, emportant mauvaise humeur, coups et paroles méchantes. Il regarda sa femme et la trouva belle, il posa délicatement un baiser sur chacun de ses enfants, il les aimait, il les aimait tous les trois, jamais plus il ne leur ferait de mal.

La maison de la forêt devint une maison heureuse. Les enfants avaient entendu tous les contes de leur mère, depuis l’abri de sa matrice. Quand par hasard le père redevenait grognon et commençait à chercher noise, ils s’écriaient en chœur : – écoute ! et ils lui disaient un conte. Une fois grandis, ils devinrent, fille et garçon, les premiers conteurs de notre humanité, portant ces récits partout où se trouvaient des petits groupes humains. C’est ainsi, dit-on, que nous avons des contes, des histoires drôles, des légendes, des épopées et mille récits fabuleux de tous genres ; c’est ainsi que depuis, les sources, les cours d’eau, les arbres, les montagnes, les chemins et les saisons portent leurs noms.

Cela se passa il y a longtemps, en ces jours où nos jeunes, si jeunes et si lointains grands-parents coupaient le bois à l’aide de haches de pierre. Je les vois qui frappaient des silex pour en faire jaillir les étincelles.

Assis autour d’un feu, ils se parlent.