Ôte-moi mon handicap

Il lui fallut accomplir ce long travail, ce long et difficile cheminement, cette longue perte du « gogol-guignol », ce lent renoncement à posséder l’autre ; il nous fallut quant à nous tenir bon sans savoir où cela nous mènerait, pour qu’un jour, sous couvert de sa marionnette aux yeux obliques, elle fasse cette déclaration :

– Roselyne, tu m’aimes. Roselyne, tu me l’enlèves ma tri… tu sais bien quoi, ma tri…

– Ta trisomie ?

– Oui.

Un tournant nouveau est abordé, le fantasme a pu prendre forme, dans toute sa clarté, sa cohérence.

Il se révèle à nous comme étant le versant inconnu de la passion de Marguerite.

Les éducatrices, si elles voulaient, par la magie, la puissance mystérieuse de l’amour, conjuguée à leur puissance mystérieuse d’adultes différentes des autres, les éducatrices pourraient faire partir le handicap.

La phrase est dite : tu m’aimes, tu m’enlèves ma trisomie.

Marguerite enrage :

– Tu me l’enlèves ! T’es méchante de dire non.

Ainsi, cette fille garçonnière, tapageuse, ardente dans tout ce qu’elle entreprend, croit, ou espère, que son éducatrice préférée possède le pouvoir de lui ôter sa trisomie. Marie-toi avec moi, ça fera partir ma trisomie.

Dans le conte de Hans-mon-Hérisson, la princesse qui épouse le héros lui permet de se libérer de sa peau animale, il devient beau, normal, pareil à tous les princes. Moitié-d’homme, autre figure du handicap, retrouve sa normalité première grâce au souhait qu’en fait sa femme, la belle princesse. Le regard de l’amour rend beau. Marguerite a sans doute puisé là une façon de dire son ardent désir d’être libérée de sa trisomie. Elle veut à toute force croire que le conte dit vrai, vrai de vrai. Roselyne, conteuse (c’est elle, justement, qui nous a apporté Moitié-d’homme), éducatrice qui ouvre les portes du savoir, possède certainement les dons de magie nécessaires. Marguerite en attendant ne serait ni fille ni garçon, sorte d’être intermédiaire, se débattant de toutes ses forces pour trouver ses issues.

Pourquoi son fantasme s’était-il fixé sur des femmes ? Il est probable qu’elle croyait que cette trisomie était due à sa mère. Ce pouvoir de faire et défaire le handicap s’est étendu aux femmes adultes, en particulier aux éducatrices, qui prenaient soin d’elle.

Pourquoi n’a-t-elle pu former sa phrase plus tôt ? Parce qu’elle était impuissante à la penser tant qu’elle n’avait pas renoncé à posséder son éducatrice. Le mythe d’Œdipe, lié à notre fermeté, est véritablement venu faire butée. Il a permis que l’Interdit lui apparaisse dans toute sa clarté, toute sa force. Cette butée l’a amenée à quitter le terrain de surface, celui de la possession amoureuse, pour aborder le terrain sous-jacent : celui de sa réalité de personne handicapée, avec la souffrance qui y était liée.

Il faudra du temps à Marguerite pour supporter d’entendre que ni Roselyne ni personne ne peut faire disparaître la trisomie de qui que ce soit. Le groupe en son entier est concerné, impliqué dans ce débat. Nous avons de lourdes séances, submergées de chagrin, et c’est Sylvain, ce grand garçon, avec son empathie et sa générosité, qui trouve sans doute les mots qui portent le mieux, offrant un véritable apaisement :

– Mes amis, je vous aime tous, je voudrais tant être médecin et faire partir la maladie, mais je ne peux pas, alors je vis comme je suis…

Sylvain fut capable de dire qu’il était heureux, avec et malgré sa trisomie, car il était amoureux. Marguerite, elle, resta plutôt fâchée. Mais elle se trouva libérée de sa passion pour ses éducatrices. Tout en continuant parfois à les chahuter, à leur tourner autour, à faire des pieds et des mains pour obtenir une attention si possible exclusive, elle devint aussi tranquillement capable de les délaisser, de les oublier ; elle prit la mesure de ce qu’elle pouvait attendre d’elles. Elle cessa de les poursuivre de ses déclarations enflammées.

Tout cela lui a pris, nous a pris, quatre années ; une fois le chemin parcouru, Marguerite avait gagné en gravité, en vérité, en capacité à se dire. Sa position relative à sa trisomie avait changé : ce n’était plus un mal auquel nous l’abandonnions par méchanceté. Ni ses parents, ni ses éducatrices ni quiconque n’y pouvaient rien ; la trisomie n’était pas un cadeau, qu’on ne sait quel être capricieux lui avait attribué pour amuser le monde, et que d’autres, tout aussi capricieux, refusaient de lui ôter. Elle put entendre notre impuissance, nos limites, celles dues à la Loi comme celles dues à la réalité.

Marguerite est restée émotive, bruyante, prompte à rire, prompte à se fâcher, mais est devenue beaucoup plus secourable et gentille avec ses camarades.

Vint la fin de l’année, qui coïncidait avec son départ définitif de l’établissement, je rencontrai sa mère, Françoise, qui me dit que quelque chose de subtil, d’insaisissable, allait mieux chez sa fille, que tous dans sa famille l’avaient constaté, et que c’était bien.

SALU LÉ COPIN
JE VOU EM BOCOU
MARG. RTI E