(Ecrit à partir d’un conte traditionnel japonais. Voir Contes japonais, éd. Gründ, Prague, 1970).
En ce temps là vivait Chuen, qui était une fille agréable, jolie et qui avait bon cœur. Toute jeune, elle avait perdu sa mère ; son père, un forgeron fortuné, avait pris une deuxième épouse et celle-ci détestait la fillette. Malgré les mauvais traitements, les paroles désagréables de sa belle-mère, Chuen gardait sa bonne humeur. Elle restait confiante et se disait : « sans doute est-elle un peu malade, ça passera ». Elle s’efforçait de bien accueillir les clients de son père, leur offrait des sièges pour se reposer et du thé pour qu’ils se réchauffent. Les pauvres qui venaient frapper à sa porte étaient toujours bien reçus, elle leur donnait ce qu’elle pouvait, du riz, des petites pièces ; sa belle-mère la querellait, disant qu’elle allait ruiner sa famille et Chuen finit par se cacher, prenant sur sa part de nourriture pour aider les malheureux.
La fillette grandit, devint de plus en plus jolie, sa marâtre en devint folle de jalousie. Le soir, une fois dans leur chambre, la marâtre ne cessait de dire du mal de Chuen à son mari :
– Elle te ruinera, elle donne tout ce qu’il y a dans la maison, tu finiras par mendier sur les routes et moi je mourrai de faim. Cette fille est bête et méchante, elle veut nous mettre sur la paille, je te le dis ! Tu devrais la chasser avant qu’elle n’y arrive.
Le forgeron ne savait que penser. Il aimait beaucoup sa fille, mais il écoutait son épouse. A force, elle finit par le convaincre. Un jour, il se fâcha parce que Chuen avait encore donné de la nourriture à des mendiants, et dans sa colère, la jeta dehors.
C’était l’hiver, un vent froid soufflait, le sol gelé se couvrait de neige. En larmes, La fillette marcha droit devant elle, sans savoir où aller. Elle quitta son village, longea des champs, se retrouva dans une bourgade qu’elle ne connaissait pas. La faim et la soif la tenaillaient, elle se posta à un carrefour et tout timidement, essaya de mendier, la foule passait en tous sens, se pressait, personne ne fit la moindre attention à elle. Chuen repéra une auberge, reprenant courage, elle alla frapper à la porte.
– Qu’est-ce tu veux ? lui cria l’aubergiste.
– J’ai froid, juste un verre de thé, s’il vous plait.
L’homme grimaça : – Tu te crois où ? Dans un temple ? C’est un commerce ici, si tu veux du thé, il faut le payer !
Chuen murmura : – Je n’ai pas d’argent, monsieur.
– Et alors ? Tu portes une veste ouatée de bonne qualité, tu pourrais la vendre, et avec cela, t’offrir du thé.
Chuen, qui tremblait de froid, hésita, mais son besoin de boire du thé chaud et sucré était si vif qu’elle ôta sa veste, la tendit à l’homme : – Merci de la vendre pour moi, monsieur.
Il la prit, disparut dans l’auberge, et Chuen se mit à attendre. Elle attendit longtemps, il ne revenait pas. Les clients ne cessaient d’entrer, de sortir, parlant fort et sans s’occuper d’elle. Elle patienta encore, puis timidement, frappa à nouveau à la porte. L’aubergiste surgit, la mine fâchée :
– Quoi ? Encore toi ! Je t’ai dit qu’ici on ne faisait pas la charité, si tu veux boire, tu payes !
– Mais… ma veste ouatée, l’avez-vous vendue ?
– Quelle veste ? éclata l’aubergiste, de quoi parles-tu ? Je n’ai jamais vu de veste ! Je ne me charge pas de vendre des vestes, moi ! Allez, ouste, tu encombres, dégage ou je te fais chasser par mes serviteurs.
Chuen comprit que cet homme l’avait bernée et pour la première fois de sa vie, le désespoir l’envahit. Mon père m’a jetée à la porte, se dit-elle, il a cru ma belle-mère qui n’a cessé de me calomnier, j’ai mendié et personne ne m’a même regardée, et puis cet aubergiste menteur et voleur… J’en ai assez, c’est trop, je n’ai plus envie de vivre.
Elle tourna le dos à la bourgade, se dirigea vers la forêt, entra dans les bois couverts de neige. Un épais silence l’entourait. Chuen n’avait pas l’habitude d’aller en forêt, ces grands arbres lui faisaient peur. Elle ravala ses larmes et continua à marcher. Quand il lui sembla être assez loin, elle s’arrêta et se mit à appeler : – Loup, viens ! Viens et dévore-moi, car je ne veux plus vivre.
Seul le silence lui répondit. Elle reprit sa marche, s’enfonçant de plus en plus loin dans la forêt, puis à nouveau, s’arrêta et appela : – Loup, viens ! Viens et dévore-moi, car je ne veux plus vivre !Rien ne bougea. Elle se dit : je suis encore trop près de la ville, le pays des loups est plus loin. Elle reprit sa marche, difficilement. La forêt semblait faite d’épaisses murailles de branches et de troncs, des tiges la cinglaient, des ronces arrachaient ses vêtements. Epuisée, elle fit une pause et appela : – Loup, je veux mourir !
Un mouvement dans les buissons la fit sursauter, soudain se dressa devant elle une grande louve blanche. Prise de peur, Chuen recula. La louve s’aplatit, posa son museau sur ses pattes avant et lui dit : – Chuen, pourquoi parles-tu de mourir ?
La fillette raconta toute sa vie, de sa mauvaise belle-mère à cet aubergiste malhonnête. La louve blanche saisit deux de ses cils entre ses pattes, les lui tendit : – Tu ne vas pas mourir, mais vivre, bien au contraire. Retourne à la bourgade ; dorénavant, avant de faire confiance à quiconque, examine attentivement cette personne entre ces deux cils que je te donne, et tu sauras… Courage, Chuen !
Toute réconfortée, Chuen prit le chemin du retour, elle tenait les précieux cils dans sa main, bien enveloppés dans une pochette de soie. Arrivée à la petite ville, elle se posta sur la place, cherchant à voir qui pourrait l’aider. Passa une grande dame vêtue de grosses fourrures, Chuen l’examina entre les deux cils de la louve blanche et faillit éclater de rire : du col du manteau émergeait une tête de poule ! Elle éloigna les cils, la femme retrouva un visage humain, mais Chuen à présent s’en rendait bien compte, c’était le visage d’une personne prise par des broutilles, et très égoïste. Un commerçant affairé se retrouva avec une tête de renard avide, rusé, un gros monsieur apparut surmonté d’une tête de cochon, des jeunes filles avaient des têtes de petites souris… partout où elle posait son regard, les cils de la louve blanche devant elle, elle ne voyait que médiocrité, légèreté, personne parmi ces gens ne saurait la secourir. Passa dans la foule un petit charbonnier, un jeune garçon au visage barbouillé de suie, au dos courbé par un gros sac de charbon. Elle l’examina entre les cils de la louve blanche, il garda son visage humain. Etait-ce possible, n’était-elle pas en train de se tromper ? Elle le regarda encore, oui il restait bel et bien humain, alors elle décida de le suivre. Elle le vit livrer son charbon, puis quitter la ville, elle monta une colline à sa suite. Le chemin débouchait sur une petite clairière, une maisonnette l’occupait. Le garçon se retourna et dit : – Pourquoi me suis-tu ?
Chuen lui raconta toute son histoire, sans rien omettre. Le garçon lui dit : – Tu peux t’abriter chez moi, je ne suis pas riche, mais nous aurons de quoi manger et la maison nous protègera du froid.
Au matin, Chuen se rendit à la source proche pour puiser de l’eau. Le fond en était tapissé de galets, certains dorés, d’autres argentés. Elle les prit entre ses mains, les regarda bien, puis courut à la maison : – Tu es riche ! Ce ne sont pas des pierres, mais des morceaux d’or et d’argent !
Le garçon ne pouvait la croire : – C’est impossible, Chuen.
– Si, je le sais, mon père est forgeron, il travaille souvent les métaux précieux et m’a appris à les reconnaître.
Ils prirent un galet, allèrent le vendre à la ville. Ils choisirent un bijoutier honnête, qui leur en donna le prix juste. Cet argent suffit pour qu’ils puissent ouvrir une petite maison de thé. Grâce à l’eau de la source, ce thé était délicieux, les clients étaient nombreux. Le bon cœur de Chuen fut bientôt connu des lieues à la ronde, et les pauvres gens qui avaient besoin d’un bon thé chaud savaient qu’ils pouvaient venir frapper à sa porte.
Le moment venu, le garçon et elle se marièrent, et ils furent très heureux ensemble.
Durant ce temps, les affaires de son père le forgeron allèrent de mal en pis. La belle-mère repoussait les clients par ses mauvaises paroles, si bien que ceux-ci prirent l’habitude de passer commande à autre artisan, chez qui ils étaient mieux reçus. Le forgeron finit par vendre ses outils, puis fermer sa forge. Sa femme le quitta, décidant de retourner dans sa famille. Le père de Chuen, seul, misérable, devint un mendiant. Un jour, il se retrouva à la maison de thé de sa fille, attendant avec d’autres malheureux la boisson réconfortante qu’elle leur préparait. Il ne reconnut pas sa fille dans cette belle jeune femme souriante, mais elle, après un temps d’hésitation, vit qu’il était son père. Elle l’embrassa. En larmes, il lui demanda pardon. Elle et son mari accueillirent le vieil homme chez eux.
Toute sa vie, Chuen garda précieusement les deux cils de la louve blanche, et plus d’une fois, dans son cœur, elle la remercia pour sa sagesse et sa bonté.